C’est l’âme de la ville de Sainte-Marie-de-Beauce. C’est aussi son odeur, les jours de cuisson. La fabrique de gâteaux Vachon célèbre cette année son centième anniversaire. Le Devoir s’est rendu en Beauce pour retracer l’histoire de ces petites douceurs aujourd’hui installées au panthéon gastronomique du Québec.
Ça ne s’invente pas. Jacques Vachon, petit-fils des fondateurs des populaires gâteaux, nous attend « avenue des Milles-Feuilles » pour livrer ses secrets.
« À l’époque, chaque village avait sa boulangerie, relate l’homme d’affaires aujourd’hui octogénaire. Ce qui me frappait quand j’étais jeune, c’était de voir l’évolution. Je voyais grandirça d’année en année. Je ne posais pas de questions, mais je comprenais qu’il se passait des choses. »
Son père, Benoît, est l’un des cinq frères Vachon qui ont levé l’entreprise de terre. L’honneur de la fondation revient cependant à la matriarche, Rose-Anna. C’est elle qui négocie le rachat de la boulangerie locale en 1923. Même si c’est son mari qui signe alors les papiers, on peut dire aujourd’hui sans se tromper que Rose-Anna Giroux est l’une des premières entrepreneuses du Québec. « C’était une femme très grande, très corpulente, très imposante. Je n’ai pas vraiment de souvenirs avec elle, mais j’ai des souvenirs avec mes oncles et mon père. Ils travaillaient beaucoup. »
L’esprit de la « Beauce industrieuse » est rapidement mis à l’épreuve dans le marché hypercompétitif des pâtisseries. Les cinq enfants multiplient les astuces et les magouilles pour garantir leur prospérité : des moules à gâteau fabriqués à partir de boîtiers électriques, jusqu’à l’utilisation d’un système de refroidissement de voiture pour rafraîchir les gâteaux, en passant par l’emploi de crémage à base de citrouille pour couper dans les coûts.
« Ils ont joué du coude, raconte Jacques Vachon. Quand sont arrivés la guerre et le rationnement du sucre, il y avait une grange pas trop loin de la maison où on le cachait[les frères volaient les coupons de rationnement]. Quand les inspecteurs venaient, il fallait cacher le sucre. On leur disait qu’on n’était pas capables de cuisinier, qu’on n’en avait pas et qu’on était rationnés, alors que la grange en était pleine ! Le bâtiment s’est même déjà effondré sous le poids du sucre. »
Comble de l’ironie, les gâteaux Vachon alimentent en même temps l’armée canadienne. Ce lucratif contrat fait partie de la longue liste de succès qui maintiendront la compagnie en vie.
On trouve de nos jours des émules artisanales des Jos Louis un peu partout au Québec, de Montréal à la Côte-Nord.
Mais ce gâteau emblématique est d’abord né un 24 juin au début des années 1930, explique au Devoir Maude Poirier, directrice de la maison-musée de Sainte-Marie consacrée à la famille Vachon.
« Un soir de Saint-Jean, Rose-Anna s’est dit que ça serait bien de donner quelque chose pour la fête nationale. Un produit à distribuer rapidement. Paul, chef pâtissier, essaie quelque chose : un gâteau red velvet, avec leur crème pâtissière. On va faire un sandwich-gâteau ! À la base, ce n’était pas enrobé de chocolat. »
Le gâteau gagne rapidement en popularité. On en redemande dans les commerces et à la gare de train du coin, où on écoule la marchandise. On finit par l’enrober de chocolat, mais le nom reste à trouver.
La révélation survint lorsque Paul assiste à une dispute entre deux de ses frères, soit Joseph et Louis. « Il va réunir ses frères dans un gâteau parce que dans la vie, ils étaient difficiles à réunir », résume Mme Poirier.
Jacques Vachon nuance cette histoire. Son père était aussi un féru de boxe, et le champion de l’époque se nommait Joe Louis, un Afro-Américain.
Le gâteau « en forme de poing, rond et noir », permet à l’entreprise de surfer sur la popularité de l’athlète, en dépit d’une poursuite intentée par son entourage. On lui répond qu’entre « Jos » et « Louis » se cache un « et » inscrit en toutes petites lettres. « C’est le nom de nos gars. Ç’a été pensé ! Ils ont joué là-dessus », reconnaît Jacques Vachon.
L’histoire retient que le May West est la création ultérieure (une pâle copie, diront certains) d’une boulangerie concurrente, la boulangerie Vaillancourt de Québec.
Les gâteaux Vachon prennent du galon après la guerre. La fratrie et ses centaines d’employés se lancent dans la production d’œufs, de petits pois ou encore de confiture, une autre façon de couper les intermédiaires coûteux, explique Jacques Vachon. « Ils achetaient presque tout ce qui se faisait en fraises sur l’île d’Orléans et faisaient des confitures et des crémages pour les gâteaux. »
Quelques effluves de prototypes datant de cette époque lui reviennent à la mémoire. « Un gâteau au beurre d’arachide » et un « genre de strudel » ont bien failli atterrir dans nos épiceries, fruits de l’invention d’un chimiste allemand embauché dans les années 1960. « Ils ont fait des dégustations à n’en plus finir. Mais je pense que c’est la production de masse qui était le problème », indique l’héritier Vachon.
Les gâteaux dominent à cette époque tout le Canada. On trouve ces sucreries dans les commerces jusqu’à l’autre bout du pays. « Une des forces de Vachon en Ontario, c’est son nom. Pour les Anglais, acheter un gâteau au nom français, ça avait une connotation de fraîcheur. C’est différent », de dire M. Vachon.
Les années passent et la famille Vachon ne peut plus prendre en charge à elle seule tout ce commerce. Les deux seuls frères encore en vie se résignent à vendre l’usine vers la fin des années 1960. Une compagnie américaine, Beatrice Foods, se porte volontaire pour mettre la main sur l’entreprise beauceronne, mais sans succès.
C’est que la classe politique s’émeut de ce fleuron québécois qui trône déjà très haut dans l’imaginaire collectif. Le gouvernement bloque la transaction en catastrophe. Quelques heures avant la signature finale entre Vachon et les Américains, la Société de fiducie du Québec s’interpose afin que le tout soit vendu à des intérêts québécois.
Les nouveaux propriétaires tentent de transformer la marque, mais c’est peine perdue, souligne Jacques Vachon. « Ils ont voulu changer le logo et enlever le “V”, mais quand ils ont vu que les chiffres descendaient, ils se sont revirés de bord rapidement ! Cent ans et le nom demeure encore. Les spécialistes en évolution de marque ont essayé de casser ça. Ils se sont cassé les dents. »
Saputo a par la suite acheté l’entreprise, qui est aujourd’hui entre les mains de la multinationale Bimbo.
Cette histoire pleine de péripéties a d’ailleurs failli être portée au grand écran. Un scénario complet a été écrit en 1999, mais la production n’a finalement jamais vu le jour pour des raisons qui demeurent obscures.